RDC / Grands lacs. Conspiration du silence, militarisation et état de siège

La recomposition des forces régionales et internationales autour des troubles sans fin  dans l’Est de la RDC devrait mettre un frein aux violences qui s’intensifient avec la décimation des civils. Mais, au-delà des intentions proclamées par les uns et les autres, les conditions semblent réunies d’une aggravation des conditions de vie et de l’insécurité des populations

22/05/2021

« La rumeur, la manipulation et le mensonge ont un effet direct sur la sécurité  des soldats de la paix. Par conséquent, il est crucial pour nous de travailler avec nos partenaires afin de trouver des nouvelles méthodes pour partager les justes informations et contrer les fausses… Nos efforts doivent être en priorité conjugués dans une approche stratégique de communication intégrée pour maximiser notre soutien aux gouvernements et aux communautés qui  nous reçoivent ».  

Ces extraits du texte, en anglais,  Protecting the truth, a requisite to peacekeeping (17 mai, Protéger la vérité, une nécessité pour les missions de paix) du français Jean-Pierre Lacroix, patron du Département des opérations de maintien de la paix de l’ONU (DOMP ou DPKO, selon l’acronyme anglais) et de l’indien Atul Khare,  sous-secrétaire général pour le soutien opérationnel au Département du soutien opérationnel de l’ONU, ont été répercutés en traduction libre sur tweeter par le général Jean Baillaud. Selon l’ancien chef de la force de l’ONU en République démocratique du Congo (MONUSCO), encore aujourd’hui communicateur actif sur la situation congolaise dans les réseaux sociaux, « La désinformation (et la publication inutile d’informations sensibles) altère la sécurité des Casques bleus, l’efficacité de leurs opérations et leur capacité à protéger les populations ».

Ces sorties médiatiques de plénipotentiaires au cœur du dispositif onusien illustrent l’importance attribuée à la communication dans la gestion des crises.  « Une priorité », à bien entendre Lacroix et son subalterne. Le récit officiel élaboré et diffusé est la « vérité à protéger » contre tout autre traitement de l’information.

Alain Le Roy (photo : Albert Gonzalez Farran)

Médias embedded

Cela d’autant plus que, dans le contexte des interventions des NU, dont celle en RDC demeure la majeure et la plus sensible, les politiques de l’opacité et de la dissimulation, entretenues par les acteurs locaux et secondées par les NU, créent un véritable théâtre d’ombres qui éclipse la réalité des événements à bénéfice des versions officielles. Ces dernières doivent être assumées comme exclusives et l’autre ignorée -pour ceux qui en détectent les contours-, plongée dans un silence tombal. Cela grâce au journalisme embedded et, gare aux transgresseurs !

Dans ce sens, les pressions sur place se multiplient. Au Nord-Kivu en état de siège suite au décret présidentiel du 1er mai (« pour éradiquer les groupes armés », disent les communiqués gouvernementaux, plus probablement pour mettre un frein aux prodromes d’une insurrection populaire, selon les opinions courantes), le commissaire de la police, général Aba Van Ang, a adressé le 19 mai une mise en garde menaçante aux médias, accusés de « critiques trop infondées » au nouveau gouverneur militaire de la province.

La communication de guerre s’installe dans les provinces orientales de la RDC, épicentre de conflits sans fin impliquant les Etats de la sous-région, les grandes puissances et les NU, et s’accélère  dans le cadre d’une dynamique diplomatico-« sécuritaire » qui serait spectaculaire si portée au grand jour au lieu d’être traitée en catimini par la presse papier et électronique. Car elle sous-entend  un réajustement de grande envergure des relations entre les pouvoirs d’Afrique centrale et des Grand lacs, et des ceux-ci avec la France et le DPKO.

Le processus, en fieri depuis longtemps, a récemment évolué d’une manière intensive et avec des conséquences inédites.  Si on  en établit une chronologie récente, reste significative la rencontre de haut niveau -le conseiller en matière de sécurité du président congolais Félix Tshisekedi était à la manœuvre avec  le chef d’Etat-major à la Défense des Forces armées rwandaises (RDF, Jean-Bosco Kazura-, organisée du 12 au 14 février à Kigali, des sécurocrates congolais avec leurs homologues rwandais « pour coopérer et se coordonner dans la lutte contre les menaces communes à la sécurité ».  

Le général Jean-Bosco Kazura des RDF (photo : Blagoje Grujic ©MINUSMA)

Rapprochements en vue

Si ce meeting faisait suite au mini-sommet de Goma (Nord-Kivu), le 7 octobre 2020, et à la visite à Kinshasa d’une délégation rwandaise le 19 janvier,  celui de la mi-mars au Rwanda, entre les responsables militaires de Kigali et le patron des renseignements de l’armée burundaise (FDNB), fixé dans le cadre d’« un échange d’information pour combattre des groupes armés qui sèment l’insécurité dans chaque pays », a marqué un premier pas en vue d’un rapprochement entre Kigali et Bujumbura, qui s’accusaient mutuellement  de soutenir les respectives oppositions, armées et non.  

La semaine suivante, le général Kazura a prenait l’avion pour Kinshasa pour établir, avec les autorités congolaises, « un plan opérationnel conjoint envisagé en vue notamment d’éradiquer les FDLR », selon les déclarations officielles. Qui paraissent une admission de la présence des RDF sur le sol congolais, dont nombreuses sources font état depuis au moins deux ans. 

Tous ces développements ont réactivé les organismes régionaux quelque peu dormants à cause de contentieux entre Etats membres.  Ainsi, du 3 au 6 mai à Goma, la Conférence internationale de la région des Grands lacs (CIRGL) a réuni les responsables des services de sécurité « pour élaborer un plan commun afin d’éradiquer les groupes armés dans la région et l’est de la RDC ». Y ont participé, avec la RDC, la Tanzanie et le Burundi, le Rwanda et l’Ouganda, deux pays dont les relations, plus que houleuses, tardent à se normaliser.  Le sommet dans la cité gomatracienne pourrait être la première étape d’un rapprochement et prélude à une présence plus forte de Kampala dans la géopolitique régionale.

Une main noire

Quatre jours après, le commandant en chef de l’armée ougandaise (UPDF), le général David Muhoozi Rubakuba fait le voyage à Beni, dans le Grand nord du Nord-Kivu, à la tête d’une délégation nourrie d’officiers, « pour la mise en place d’un centre conjoint de coordination des opérations ». «  Les militaires ougandais s’installent à Beni: les questions sont nombreuses », intitule lendemain un quotidien indépendant bruxellois. Beni est en effet le centre névralgique d’atrocités contre les civils, en RDC et dans l’ensemble de la sous-région. Des massacres et autres horreurs y ont lieu depuis six ans et demi. Attribuées officiellement à une ancienne rébellion ougandaise, l’ADF, qui a été en réalité défaite en avril 2014, ces exactions sont, selon nombreux témoignages et rapports, y compris des NU, œuvre d’une main noire au sein de l’armée congolaise (FARDC).

En même temps en Ouganda, la presse affirme que le président Tshisekedi  aurait demandé à son homologue ougandais d’envoyer ses troupes en RDC. Le journal ChimpReports titre : « L’Ouganda prépare une base militaire en RDC ».  

Les questions fusent. Comment expliquer cette perspective d’engagement des UPDF à Beni, alors que Kampala ne peut pas ignorer les implications d’unités spéciales des FARDC  utilisant le label fictif « ADF » dans les tueries ? S’agit-il, vraisemblablement, d’une décision inscrite dans un processus de militarisation de la sous-région et focalisé dans l’est de la RDC, afin de stabiliser les pouvoirs étatiques, dans une action concordée et pour mieux en contrôler les populations et les oppositions ?

On constate en effet, que tous ces sommets et meetings n’ont, depuis de nombreuses années, jamais apporté, dans tous les pays concernés, ni la paix sociale, ni l’arrêt des violences contre les populations, notamment dans les provinces orientales de la RDC, où les victimes civiles, les déplacements massifs et les famines incessantes sont en augmentation exponentielle.  Ce qui, pour la RDC, est mis en évidence dans le communiqué du 8 mai de l’Ong Human Rights Watch (HRW). On y souligne que « Depuis l’entrée de Félix Tshisekedi en fonction, les violences se sont intensifiées au Nord-Kivu et en Ituri … et le nombre de déplacés internes a atteint un niveau record. L’impunité généralisée pour les exactions commises tant par les groupes rebelles que par les forces nationales continue d’alimenter les conflits », lit-ondans le texte.

Le mirage de la protection des civils

La militarisation des Grands lacs serait ainsi la phase et la face actuelles de cette « stabilisation » et renforcement des pouvoirs étatiques, si chers à la nouvelle doctrine onusienne, élaborée à partir de 2009 dans le DPKO sous la houlette de Paris, et qui est une doctrine de contre-insurrection. Certes, on énonce là une contre-vérité…  selon le grand récit officiel, pour lequel la protection des civils reste le but affiché de toutes ces manœuvres,  mirage évoqué et systématiquement contredit par les faits.

La stabilisation via la « militarisation de la paix » qui se fait au niveau régional en Afrique centrale et des Grands lacs comporte la coordination des acteurs principaux. Dans les cas de l’entrée des militaires de Kampala en RDC par exemple, le chef d’Etat congolais en a certainement obtenu l’accord de Kigali et… de la France. Paris, contrairement aux avis hâtifs qui en signalaient une perte d’influence dans la région, demeure incontournable sur la scène inter-lacustre. Toujours ChimpReports indique que Tshisekedi  « a récemment demandé à la France, qui a formé la brigade ougandaise de montagne, de fournir un soutien pour contrer les ADF dans l’Est de la RDC ».

L’hypermédiatisation du « rapprochement » franco-rwandais -démarrée avec la publication du rapport de l’historien français Duclert -qui dénonce les responsabilités de Paris pendant le génocide des Tutsi en 1994, tout en excluant sa complicité avec ses exécuteurs, et a suscité les faveurs de Kigali avec la condamntion de la théorie négationniste du « double génocide »- est le vecteur communicationnel de la recomposition des forces régionales et internationales sur cet échiquier sensible et richissime en ressources naturelles.

Elle en met également au grand jour l’un des ses éléments moteurs, la consolidation de l’axe Kigali-Kinshasa-Paris, chauffé à l’occasion du Sommet sur le Financement des Économies Africaines, qui s’est déroulé à Paris les 17 et 18 mai, en présence de Tshisekedi , Kagame et Macron.

Les présidents Félix Tshisekedi de la RDC (gauche) et Paul Kagame du Rwanda

Soutenir les FARDC ?

Etape fondamentale et symbolique de ce processus de militarisation, l’état de siège proclamé en début mai au Nord-Kivu et en Ituri demeure parmi les paradoxes du théâtre d’ombres de l’Est, où la fiction prend la place de la réalité. L’impressionnante campagne de propagande orchestrée par le ministère congolais des Médias et le Bureau de communication de l’armée n’a pas levé les craintes des Kivutiens et des Ituriens.  Qui ont peur que cette mesure draconienne ait été prise davantage pour empêcher la population de se mobiliser contre les violences que pour en sanctionner les auteurs. « Soutenir les FARDC, oui, mais contre quel ennemi ? L’idée de soutenir une armée en temps de guerre est d’un patriotisme exaltant. Mais encore faut-il identifier l’ennemi avec précision. Dans le cas de la RDC, les ennemis des soldats FARDC se trouvent à l’intérieur-même des FARDC », affirme l’une des rares sources de l’Est qui brave la conspiration du silence imposé par la terreur par les gardiens de la vérité d’Etat.    

De surcroît, le profil des officiers qui ont pris la place des gouverneurs civils corrobore toutes les peurs et les perplexités. Dans le passé, leurs faits d’armes se sont manifestés surtout dans la traque des opposants et des civils.

Spécialiste des renseignements, le général Luboya Nkashama, nouvel homme fort de l’Ituri, est un proche de l’ancien président Joseph Kabila et du général Koumba Amisi, dit Tango Four, numéro un en pectore des FARDC. Ce qui est peu rassurant sur ses attitudes en matière de respect des droits humains. A la tête du Nord-Kivu, le général Constant Ndima est l’un des responsables reconnus d’exactions graves de civils Bambuti et Nande en 2002-2003, faits documentés dans plusieurs rapports, dont celui de l’ONU daté 09/08/2003. Et on passe sous silence dans la presse, la nomination récente au commandement des opérations, dans le Grand Nord du Nord-Kivu, du général Bertin Mputela, responsable d’exécutions sommaires de civils, selon un rapport des avocats des parents des victimes, pendant la répression du mouvement Kamwina Nsapu au Kasaï, en fin mars 2017.

Qui évoque ces faits est traité de ndoki (sorcier, en lingala) par le président Tshisekedi. Silence oblige, selon les lois de la guerre qui s’annonce de plus en plus dure pour les populations de l’Est de la RDC et les opposants des pays limitrophes.


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